The Edition

Kehinde Wiley | 1
Kehinde Wiley | 2
1/2

Kehinde Wiley

May. 24, 2019

COSTUME TROIS-PIÈCES, MAIN DROITE SUR LA POITRINE, MAIN GAUCHE SUR UN SCEPTRE D’AUTORITÉ. Sur son site Internet, Kehinde Wiley, 42 ans, prend crânement la pose, au risque du ridicule. Qu’on se rassure, le peintre américain, qui expose à Paris à partir du 18 mai, n’a pas la grosse tête. S’il mime un propriétaire terrien ou un aristo-crate européen façon tableau ancien, c’est pour une autre raison. Depuis ses débuts, l’artiste américain est obsédé par une idée : les enjeux de pouvoir et leur transposition aux canons de l’art. Lui dont le nom a surgi dans les médias quand il a été chargé de réaliser le portrait officiel de Barack Obama, en 2018, est taraudé depuis l’en-fance par ce sujet. Il le pressentait déjà dans les musées. « Ce qu’il y a de plus toxique, c’est qu’à cet âge-là on ne s’insurge pas contre l’absence de corps noir dans les tableaux, ça paraît presque normal », raconte-t-il. L’histoire de l’art a en effet été écrite par les Blancs, condamnant les personnes de couleur au second rôle d’esclave exo-tique, de page maure ou de servante mulâtresse. Aussi ce diplômé d’art de Yale, en Californie, décide-t-il de tresser des liens entre David, Velázquez ou Gainsborough et la culture urbaine – les nobliaux d’hier et la jeunesse africaine américaine d’aujourd’hui. À la lisière du kitsch, ses tableaux figuratifs, riches en détails et orne-ments, rejouent le grand genre du portrait avec des gamins noirs et métis en baskets, jeans baggy et sweat à capuche. Avec un objectif clair : héroïser des communautés marginalisées, traduire leur fierté sans négliger leurs failles.

Il a commencé avec des passants de Brooklyn et de Harlem, qu’il « castait » dans la rue, puis il s’est mis à sillonner le monde. Car la question du stéréotype ne concerne pas seulement la jeu-nesse noire et métissée. « Quand vous êtes un artiste noir, on ne vo u s a u t o r i s e p a s à ê t r e complexe, soupire-t-il. On n’at-tend de vous que des narrations simples, on vous colle une éti-quette politique, comme si vous ne pouviez pas aussi être poé-tique. » Longtemps centrées autour de la virilité, ses toiles se sont peu à peu peuplées de femmes. Celles présentées à la galerie Templon, à Paris, mettent en scène les transgenres tahi-tiens – les mahus – et passent les références esthétiques de Gau-guin au crible des questions d’identité, de prédation sexuelle et de colonialisme.
Pourtant, c’est l’image d’un homme noir qui l’a rendu vrai-ment célèbre. Kehinde Wiley se souvient encore de ce jour de 2016 où il fut convoqué dans le bureau Ovale. « Obama était supposé m’interroger pendant quinze minutes, mais on a finalement passé une heure ensemble, rap-porte-t-il. Ce fut l’une des situations les plus stressantes de ma vie. Je devais montrer à quel point je voulais le job et, en même temps, ne pas trop exagérer pour ne pas paraître idiot ! » La tâche est d’au-tant plus complexe que, hormis un portrait de Michael Jackson réalisé en 2009 à la demande du chanteur, à la manière de Phi-lippe II à cheval de Rubens, le peintre s’était toujours consacré aux anonymes méprisés. Obama est aux antipodes. Plutôt que statufier l’ancien locataire de la Maison Blanche, il l’humanise en l’installant sur un fond de branchages et de fleurs semblables à celles que l’ancien président a vues au cours de sa vie à Hawaï, au Kenya, en Indonésie, ou à Chicago, où il fit ses classes comme travailleur social. « Avec les fleurs, je voulais donner le sentiment de l’imper-manence, de la beauté fugace et de la pourriture inéluctable, de la volatilité du pouvoir, explique-t-il. Mais ce que je n’ai pas dit ce jour-là à Obama, c’est qu’en faisant son portait j’ai aussi fait le mien, d’une certaine manière… »
Car les deux hommes sont nés de pères africains. Comme Obama, Kehinde Wiley n’a rencontré le sien que tard dans la vie. Et comme lui, il est parti à sa recherche, à la vingtaine. Les parents de l’artiste s’étaient séparés avant sa naissance, et sa mère, Afro-américaine diplômée de linguistique, s’était employée à gommer toute trace du géniteur, jusqu’à ses photos. Pour brouiller les pistes, elle avait même affublé son fils d’un prénom non pas ibibio, de l’ethnie à laquelle appartenait son mari, mais yoruba. « Je me suis longtemps senti étranger à l’Afrique, ce n’était pas mon histoire, confie Kehinde Wiley. Être noir, ça commençait pour moi avec l’esclavage, avec l’Amérique. » En 1997, pourtant, avec 700 dollars en poche, le jeune homme se met en quête de ce père dont il ignore tout, si ce n’est le nom. Son périple le mène au Nigeria, de Lagos à Calabar, puis à Uyo, où son père enseigne l’ar-chitecture. De ce voyage, Kehinde Wiley n’en dira pas plus. Si ce n’est qu’il lui a ouvert le chemin d’un continent qu’il a depuis arpenté de long en large. « Je ne suis plus le jeune homme timide qui débarquait en terre inconnue, et l’Afrique n’est plus ce continent qu’on imagine frappé de toutes les plaies, dit-il. J’ai changé et l’Afrique aussi a changé. »

C’EST D’AILLEURS À DAKAR
QU’IL OUVRIRA, LE 26 MAI, BLACK ROCK
SENEGAL, un grand atelier doublé d ’ u n e é l é g a n te ré s i d e n ce d’artistes signée par l’architecte sénégalais Abib Djenne. S’il joue  le grand jeu –  piscine, sauna, salle de gym et cheffe à demeure –, le maître des lieux n’entend pas garder ses invités à l’isolement. Les hôtes devront se mêler à la scène locale, riche de quelques institutions comme le centre d’art contemporain Raw Material Company. Au mur sont d’ailleurs accrochées des œuvres d’artistes sénégalais tels qu’Omar Victor Diop et Soly Cissé. Kehinde Wiley en est convaincu, l’Afrique peut oxygéner les créateurs du monde entier et enrichir leurs perspectives. Aussi travaille-t-il déjà à une autre résidence sur le même modèle au Nigeria. « Je ne veux pas être un observateur qui parle du futur de l’Afrique, précise-t-il, mais un acteur qui y contribue. »

Tahiti, Kehinde Wiley, à la galerie Templon,
28, rue du Grenier-Saint-Lazare, Paris 3e. Jusqu’au 20 juillet.
www.templon.com ; www.blackrocksenegal.org

Source: M le Monde

Similar Stories